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vendredi 14 août 2009

Comment Bourdieu a raté son auto-analyse

En retombant sur la page wikipedia de Pierre Bourdieu pour chercher un lien dans mon billet sur le seuil de pauvreté, j'ai été surpris de voir que la page consacrée à son livre posthume "Esquisse pour une auto-analyse" est restée quasi-intacte depuis 2006.

En effet, cette année-là, j'avais fait un exposé sur ce livre dans le séminaire de lecture en anthropologie animé par Alban Bensa, Elisabeth Allès, François Pouillon et Jean Schmitz. Comme il avait reçu de bons échos, je m'étais empressé de retravailler cet exposé critique sur Wikipedia. À l'époque, j'étais assez séduit par l'encyclopédie. Puis j'ai vu que sur certains articles de vives bagarres ne pouvaient être tranchées à l'amiable. C'est d'ailleurs normal car les rédacteurs sont pleinement conscients du pouvoir normatif d'une définition. Alors comment trancher entre divers postures politico-intellectuelles de manière satisfaisante pour toutes les parties ? Et bien j'étais insatisfait du parti pris de Wikipedia en tout cas à l'époque, peut-être que cela a évolué depuis.

Je suis plutôt content de voir que ce que j'avais posté n'a pas tellement varié.


Esquisse pour une auto-analyse est un livre à mi-chemin entre l'autobiographie intellectuelle et les mémoires publié par Pierre Bourdieu.

La démarche développée dans cette oeuvre (traduite à partir du livre qu'il avait publié de son vivant en Allemagne) s'inscrit dans une interrogation menée par Bourdieu depuis ses premiers travaux sur la nécessité pour le sociologue de faire l'analyse sociologique de lui-même car, comme il le dit dans une conférence, "l'objectivation scientifique n'est complète que si elle inclut le point de vue du sujet qui l'opère". Dans ce livre, Bourdieu revient donc sur son passé, et notamment ses expériences de jeunesse qui l'ont conduit à la sociologie (à l'époque balbutiante des années 50 ans, la sociologie est la discipline pauvre des sciences humaines à côté de la philosophie et aussi de l'anthropologie).
L'auto-analyse développée dans cette oeuvre suit la logique développée par exemple par Florence Weber, qui repose sur la capacité du sociologue à interroger sa relation avec l'objet sociologique qu'il interroge ; cette perspective est développée aussi en histoire notamment avec les Essais d'Ego-histoire de Pierre Nora.
Il revient sur son expérience algérienne, et sa lecture des relations là-bas à partir de son expérience béarnaise, dont le système agraire se rapprochait fortement, et c'est ce qui suffit à justifier selon lui son auto-analyse. A part l'Algérie et ses études sur le Béarn, on ne trouve quasiment rien de ses prises de positions que l'on retrouve dans le recueil "Interventions" : peu de choses par exemple sur son positionnement par rapport aux étudiants en mai 68, et ensuite il passe sous silence toute la suite jusqu'à son engagement dans les grèves de 95.

Il déclare que ce qu'il va entreprendre dans ce livre est ce qu'il aurait aimé savoir à propos des philosophes qu'il a étudié. Il parle donc de Georges Canguilhem, de Raymond Aron, de Jean-Paul Sartre. Et puis au détour d'une phrase, il déclare qu'on l'interroge souvent à propos de Jacques Derrida et de Michel Foucault tandis qu'ils n'ont pas marqué son cheminement (aux États-Unis, on rattache Bourdieu, Derrida et Foucault dans ce qu'on appelle la French Theory, amalgame que chacun récuse et qui est à la base des analyses des constructions sociales qu'a lancé Foucault dans Surveiller et Punir). Il trouve dommage dans son livre qu'on ne lui parle jamais de gens qui l'ont marqué comme Aaron Cicourel par exemple. Il passe cependant sous silence l'importance de l'oeuvre de Wittgenstein auquel l'a initié Jacques Bouveresse, qui l'a influencé notamment sur le problème de suivre une règle, dont il se sert pour sa théorie de l'habitus.
Dans cette oeuvre, on ne trouve pas de nombreux domaines importants dans la carrière de Bourdieu : un sujet qu'il ne fait qu'éfleurer par exemple, c'est sa stratégie éditoriale. Toute sa politique d'édition de la collection du "Sens commun" chez les Editions de Minuit n'est pas détaillée, alors qu'elle fonde une partie de l'influence intellectuelle qu'il aura dans les années 80 : il contribue à relancer la sociolinguistique avec la publication des traductions de Labov et de Bernstein ; il lance en France la traduction du philosophe Cassirer ou encore la traduction des oeuvres du sociologue Erving Goffman.
Il ne détaille pas non plus ses choix de carrière : il ne développe pas sur son élection au Collège de France, qui cristallisa les enjeux de la définition de la sociologie française avec Alain Touraine et Raymond Boudon par crainte de passer pour un "cynique".

Il y a de nombeuses lacunes essentielles à la compréhension de cette trajectoire, notamment sa vie familiale. Sa collaboration avec Jean-Claude Passeron dans ses premiers livres est absente, son nom n'apparait pas autrement que dans les notes de bas de page.
Pour donner un exemple, il ne revient pas sur son expérience par exemple de professeur de philosophie à Moulins : il parle de son impact avec ses maitres, mais sur ce que ça lui a apporté. Dans "Rencontres avec Pierre Bourdieu" (dirigé par G. Mauger), Jean Lallot relate dans la première contribution du volume ("Pablo"), un épisode lorsque Bourdieu était son professeur de philo : il entreprend de leur faire étudier le Manifeste du Parti Communiste, ce qui déclenche un micro-scandale et Bourdieu se sert de cet évènement dans un passage des Héritiers.
Dans l'ensemble des ouvrages parus sur Bourdieu avec les contributions de l'ensemble des contributeurs, ces derniers parlent de leur relation avec Bourdieu, et tout cet entourage aurait pu faire l'objet d'un traitement dans cette auto-analyse par Bourdieu, car les relations de travail sont toujours utiles pour comprendre sa trajectoire. Cette auto-analyse pose un problème dans son ambition même à certains de ses collaborateurs.

Critiques

Bourdieu ne discute pas de sa légitimité pour faire sa propre socioanalyse, du problème même du cadre historique de l'émergence de ce type de discours sociologique. Outre le problème des difficultés de distanciation par rapport à sa propre discipline, dans son propre pays, dans sa propre époque, on peut tout simplement revenir sur une critique qu'on peut opposer à toute confession de type "je vais tout vous dire", voire d'une auto-psychanalyse "je vais me dévoiler mes propres pulsions" : cet objectif lui sera reproché notamment dans la Revue Française de Sociologie.
On en revient au problème de l'objectivité en général, pas forcément concernant sa propre personne. Bourdieu pose le champ comme constitutif de l'objectivité grâce à l'autorité scientifique et la reconnaissance entre les pairs. Ian Hacking formule notamment une critique concernant cet argument : "Et j'entends à ma droite une voix sarcastique : "Parfait - il y a un champ des experts de la chasse aux sorcières, avec des normes déterminées, des preuves précises, connues des avocats, décrites dans des manuels comme le Maleus Maleficorum ! Ces experts avaient à leur époque une autonomie remarquable. Pour avoir la vérité, il faut plus que l'accord sur les règles et des méthodes dans un champ."
L'idée de cette Esquisse pour une auto-analyse était de priver de potentiels biographes de l'envie de s'attaquer à sa vie comme il le confesse dans la postface. Ce texte de 135 pages, cet aboutissement inabouti, n'empêchera rien, car c'est un texte trop petit pour aider à la compréhension du rayonnement international de Bourdieu, quel que soit son lectorat, qu'il soit français ou d'une autre nationalité.
Le lien est évident avec ce que dit Arlette Farge sur les motivations de l'historien. Puis sur les stratégies à l'intérieur du monde de l'université, d'autres sources, comme dans les mémoires de Michel Crozier (modeste comme toujours), apportent un éclairage, notamment sur l'élection au Collège de France :
Il croisa le fer une seule fois avec moi. Il avait écrit un grand article dans La Recherche en m'accusant d'être à la solde du grand capital. J'y répondis par un article de fond mesuré et serein. Mais je n'avais pas compris que s'il m'avait ainsi attaqué, c'était parce qu'il cherchait à me décourager de me présenter contre lui au Collège de France. Une fois élu, il allait faire de son poste au Collège une forteresse personnelle, et se lancer dans une quête de pouvoir intellectuel que j'avais peine à imaginer.
Extrait de : Michel Crozier, À contre-courant, Fayard, 2004, p. 237.

J'avais dû enlever ce passage pour Wikipedia. Et pour ajouter une critique à mon exposé, j'avais retenu lors du commentaire des "profs" qu'un autre manque essentiel de ce livre de Bourdieu, c'est qu'il n'aborde pas ses propres stratégies matrimoniales. J'avais oublié de faire attention à ce genre de détails. Seul un anthropologue pouvait faire cette remarque...

Il y aurait un travail énorme à faire autour de la stratégie éditoriale de Bourdieu (notamment sur les raisons de publier Goffman). Puis sur les freins qu'il a pu susciter pour traduire d'autres grands pontes, comme Weber : il aurait notamment bien lu Sociologie des religions, mais n'aurait pas souhaité qu'on le traduise, certainement parce qu'il s'en était inspiré. Tous ces détails dont je parle, malheureusement, toutes les biographies consacrées à Bourdieu les passent sous silence pour le moment. D'ailleurs, elles ne sont pas très réussies, c'est le moins qu'on puisse dire.

  • Ajout du 17 août : ma bibliographie n'est pas à jour. Ma revue du web non plus. Sur l'importance des relations familiales de Bourdieu, j'ai trouvé un billet sur un blog dont je ne connais pas l'auteur mais qui n'aime tellement Éribon. Les faits pointés méritent de l'être, le ton de l'exposé me laisse froid. J'ai oublié de reciter un article de François de Singly que je citais dans mon exposé en 2006. Sur l'élection au Collège de France comme sur les perspectives que je trace ici, la biographie de Marie-Anne Lescourret est l'expression même des manques. Son travail de synthèse n'est pas pour autant inutile, surtout pour le lecteur étranger. Mais comme cela a été souligné, effectivement, le lecteur averti n'apprendra rien de nouveau. Les critiques sur l'héritage de Bourdieu m'amusent. À quand un travail approfondi ?

2 commentaires:

  1. Merci pour cette excellente notice et pour m'avoir fait découvrir un intéressant papier de Singly sur l'occultation de la dimension collective chez Bourdieu SA.

    PS: Pour Eribon (que j'ai toujours apprécié, notamment pour ses articles et bios), je n'ai absolument rien contre lui personnellement, me contentant de m'étonner de sa singulière violence contre le bouquin de Descourret.

    Quant au "ton" de mon billet qui n'a apparemment pas l'air de vous chaloir (?), c'est précisément le type de liberté (ou plutôt son absence) qui me retient de collaborer à une entreprise telle que Wikipedia - que j'apprécie par ailleurs, mais c'est très probablement les lois inhérentes du genre, comme vous l'avez vous-même expérimenté avec la citation de Crozier ...

    http://jcdurbant.wordpress.com/2009/09/30/bourdieu-sa-le-sociologue-et-sa-griffe-behind-the-label-how-bourdieu-inc-progressively-edged-out-its-many-collaborators/

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  2. J'ai simplement pensé que votre ton un peu guerrier envers Eribon n'apportait pas grand chose au propos.

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