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mardi 14 juin 2011

Comment réfléchir aux innovations locales

Mardi dernier, j'ai participé à une matinée plutôt intéressante à la FING à Paris. Un atelier était animé par Armel Le Coz et Christophe Tallec, deux designers qui facilitent l'innovation, ce qu'ils appellent le "design de services", c'est-à-dire qu'ils revisitent avec leurs compétences de designer l'expérience d'usagers et des agents pour proposer de nouveaux services. La thématique choisie était la "street democracy" dans le cadre du programme Innovations DemocraTIC de la FING. Pour animer l'atelier, ils ont pris le parti d'inventer deux personnages fictifs, avec une jeune et un vieux, confrontés dans une journée-type à des enjeux liés leur implication dans la vie citoyenne. Chaque idée d'événements venant rythmer sa journée était l'objet d'un post-it auquel répondaient ensuite d'autres post-its pour détailler sa situation et les solutions que notre protagoniste pouvait mettre en oeuvre (des photos ici).


Mon sous-groupe a été l'occasion de retracer les défis d'un universitaire bloqué par une tempête de neige qui va durer plusieurs jours. Comment assurer ses cours ? Comment s'approvisionner en nourriture ? Quelles relations peut-il tisser avec son voisinage dans ce contexte de crise ? La solidarité peut-elle être facilitée par l'émergence de nouveaux services ?

A la FING, difficile d'oublier l'intérêt d'internet pour ces nouveaux services : dans un contexte de crise, on imagine notamment que la Mairie de Lille (la ville fictive de notre personnage) doit communiquer. Elle s'inspire du modèle de Crisismap. Elle met en place une carte collaborative qui permet d'identifier les lieux de services au public. Ce ne sont pas seulement les crèches qui réussissent à ouvrir, très vite les services comme l'alimentation qui relèvent du secteur privé apparaissent aussi sur la carte comme autant de points dessinés par les utilisateurs.

Ce choix est évidemment un parti pris dans l'information, car il apparaît bien vite que la Ville ne peut pas contenter de communiquer uniquement sur les services dont elle a la compétence (et dont elle peut vérifier la véracité). Les personnes autour de la table imaginent vite que la Ville de Lille démontre l'importance de la gouvernance ouverte avec cette crise : les usagers des services participent eux aussi à la capitalisation des informations ce qui améliore l'organisation des services.

En contribuant à la carte, ils informent autant sur les services qui marchent que les zones désertes. Grâce à ces retours en temps réel, les services peuvent s'organiser au mieux. De même, la carte permet de faciliter la vie des voisins : ceux-ci pourront mutualiser leurs déplacements pour s'occuper des personnes qui ne peuvent plus s'approvisionner. On a même retenu quelques leçons de la canicule en 2004. On imagine aussi que les gens peuvent circuler facilement car l'itinéraire des chasses-neiges est connu lui-aussi en temps réel. En période de tempête de neige, j'anticipe avec les autres que le travail des agents sur le terrain est très frustrant. A peine une rue est déblayée que de nouveaux flocons se déposent et donnent l'impression aux habitants que les services restent inactifs. Pour pallier les frustrations des gens, il faut aussi expliquer les problèmes rencontrés en interne. La transparence est aussi une vertu du gouvernement ouvert, surtout à l'heure du story-telling (voir ici un exemple d'un flash régulier sur Twitter).

Lors de l'atelier on évoque aussi l'économie de l'engagement : avec cette carte, on postule évidemment que les habitants auront d'autant plus de "sens civique" si on reconnaît leur engagement. La Ville ayant bien sûr mis en place depuis longtemps une monnaie locale, on s'accommode de la tempête de neige avec les systèmes d'échanges locaux et d'autres formes de circuits courts.

En fait, durant tout l'atelier on s'est plu à imaginer une Ville de Lille idéale et dans les futurs ateliers il sera question de prototyper ces nouveaux services. Cette étape du passage à l'imagination concrète était d'ailleurs l'une des propositions mises en débat vendredi, quand Territoires citoyens, l'association des conseils de développement en PACA organisait une journée de restitution de la tournée de l'ADELS pour expliquer la réforme territoriale grâce à l'appui technique, stratégique et même financier de l'ARDL.

La matinée était animée par Laurent Bielicki sur les mobilisations futures que les conseils de développement vont pouvoir organiser pour faire respecter les démarches de projet alors que le timing de la réforme va plutôt contribuer à fabriquer des coquilles vides. D'ici la fin de l'année, on revoit entièrement le paysage français des intercommunalités. On fusionne, on agrandit le périmètre de chacune sans que les citoyens soient vraiment associés, seules quelques communes comme Le Lavandou ayant décidé d'organiser un référendum. La réforme a été votée en 2010 et les élus n'ont reçu aucun mandat clair de leurs citoyens pour décider de l'avenir des services publics locaux. Cette question récurrente était une nouvelle fois revenue la veille à Gargas dans la Vaucluse où l'ADELS était invitée.

L'après-midi, l'expérimentation était de nouveau à l'ordre du jour, car on avait décidé de faire un petit pas de côté : c'est parce que notre démocratie n'est pas en bonne forme et que la réforme territoriale éloigne le citoyen des lieux où se prennent les décisions que nous avons réfléchi à une quarantaine de propositions pour renverser la donne. Elles visent aussi à remplir plusieurs attentes : dans le cadre de l'université d'été du développement local, organisée par l'UNADEL, on réfléchit à un troisième acte de la décentralisation. Quels pouvoirs pour les citoyens dans cette dernière ? Et la Région PACA a labellisé une série de réunions organisées par les associations "les Fabriques de la démocratie" avant de proposer à l'automne une charte régionale de la démocratie de proximité. Sur la base de ce qu'on avait entendu en PACA et sur d'autres sources, j'avais donc synthétisé des propositions qu'il s'agissait de retenir ou de modifier. J'ai animé ce débat axé sur un colorvote pour aider "Territoires citoyens" à adresser ses recommandations à la région PACA (les propositions étaient visibles sur un prezi).



C'est dans ce contexte que la proposition suivante a été adoptée :
13. Développer "la pratique collective du test, la production de maquettes de services et de simulations, le prototypage de solutions sur le terrain" comme le suggère la 27e Région. La Région est un bon échelon car elle peut mettre en œuvre différentes politiques publiques de manière participative. Il faut pour cela partir de l'expérience des usagers et tester avec eux de nouvelles solutions qui partent du potentiel des acteurs de chaque territoire, non pour tester et dégager des bonnes pratiques qui seraient généralisables sur n'importe quel territoire, mais pour prendre en compte les spécificités des acteurs et leur capacité d'innovation : chaque organisation doit pouvoir adopter des solutions sur mesure aux défis du terrain.

Cette proposition était intéressante parce qu'elle croise à la fois l'enjeu du test (ce que les designers appellent le "prototypage") et la question de l'auto-organisation au niveau local. Reste à se poser la question de l'auto-organisation "de qui ?" C'est sans doute significatif qu'une autre proposition, sur une modalité pratique de cette auto-organisation, a rencontré beaucoup plus de résistance :
24. La culture de la participation existe peu dans les administrations. Pour une réelle participation, la collaboration de toutes les intelligences est essentielle. Il faut donc créer des dynamiques de laboratoire où sont non seulement observées mais fabriquées, expérimentées et évaluées les pratiques participatives. Cela passe aussi par la possibilité pour les agents d'expérimenter et d'avoir un budget nécessaire pour tester de nouvelles approches et de nouveaux services. Libérer les initiatives en interne oblige à la recherche de résultats à long terme au lieu de privilégier la non-prise de risque et la procédure plutôt que le processus.

Le carton marquant la désapprobation a été levé par plusieurs participants et je n'ai pas compris toutes les objections : j'imagine qu'il y avait une question de vocabulaire, mais pour au moins un des participants, il était difficile de voir les agents publics comme autre chose que de "simples exécutants". Sur cette objection, j'ai été surpris de voir que ce que je prenais pour des évidences dans des lectures récentes n'en étaient pas pour les participants de vendredi : par exemple, dans "Leading Public sector innovation - Co-creating for a better society", le directeur de MindLab Christian Bason explique que d'autres niveaux de responsabilité sont impliqués dans une stratégie permettant de l'innovation à côté du "politique" et du cadre à la tête d'une direction qu'on retrouve classiquement (p.252):
Si les personnes à la tête des équipements publics ("institution") et leurs personnels ne convertissent pas leurs idées dans des pratiques quotidiennes,  qu'importe le potentiel innovateur du responsable politique, des personnes à la tête d'une direction ou du cadre moyen ("middle manager"), les citoyens ne remarqueront aucune différence. Cependant, très peu de ces responsables ont les ressources, les méthodes et les outils pour impliquer leurs personnels, les citoyens, les représentants d'usagers et d'autres participants dans un processus de co-création.

Cette perspective tracée par Christian Bason et illustrée par Ch. Tallec et Armel Le Coz demandera donc un temps d'appropriation pour que toutes les parties prenantes puissent se faire confiance, s'écouter avant de pouvoir collaborer "en toute intelligence". J'imagine bien que le sillage de la 27e Région doive continuer de faire beaucoup d'autres vagues avant que la capacité d'innovation des agents soit davantage reconnue.